Qu’est devenue la Petite Poucette ?
« Elle a surgi dans votre environnement il y a une quinzaine d’années. Si vous ne la côtoyez pas au jour le jour comme amie, camarade d’école, parent ou prof, vous l’avez certainement déjà croisée dans la rue, au café ou dans les transports. Quand son parrain, le philosophe Michel Serres, l’a baptisée de ce nom, il y a 11 ans, elle commençait à peine à pianoter sur son téléphone portable pour se mettre en contact avec le monde. Depuis, avec l’explosion des réseaux sociaux, elle semble s’être confondue avec son outil, qu’elle ne quitte plus, même pour dormir. Et si l’on prenait de ses nouvelles ?
La semaine dernière à Agen, pour la troisième édition des Rencontres Michel Serres, festival de philosophie voué à approfondir les grandes questions ouvertes par le penseur dans sa ville natale, nous avons décidé de prendre des nouvelles du célèbre “personnage conceptuel” qu’il a inventé. Qu’est-devenue la Petite Poucette à l’heure de l’IA ?, avons-nous demandé à une vingtaine de philosophes, scientifiques, écrivains, professeurs, joueurs d’échecs, sportifs, etc. (leurs interventions filmées sont à retrouver ici). Michel Serres avait eu l’idée d’incarner dans ce personnage le fantastique bouleversement induit par la révolution numérique. L’idée lui en était venue dans le métro alors qu’il observait une jeune fille en train de tapoter sur son smartphone avec une dextérité dont il se sentait dépourvu. La “Petite Poucette” est une adolescente, car Serres avait compris que la jeunesse est aux avant-postes de cette révolution. Elle tient le nouveau monde, celui de l’information, du savoir mais aussi des réseaux, “sous la main”, à disposition d’un clic de son pouce. Enfin, c’est une jeune fille – car Serres l’avait également compris, la révolution numérique se conjugue avec l’accession des femmes à une place égale aux côtés des hommes. Le philosophe ne cachait pas son enthousiasme pour ce qui est sans doute la troisième grande révolution du signe, après l’invention de l’écriture il y a 5 000 ans et celle de l’imprimerie il y a cinq siècles. Il voyait dans cette mise à disposition du savoir et de l’information un formidable progrès qui nous dispense dorénavant de devoir calculer ou mémoriser, pour pouvoir nous concentrer sur l’essentiel : la réflexion et l’invention. Dans tous les espaces cognitifs, de l’école au Parlement en passant par le cabinet médical ou judiciaire, la présomption d’incompétence de l’usager, qui le rendait captif de ceux qui détiennent le savoir conjointement avec l’autorité, allait se retourner en présomption de compétence et vivifier la conversation démocratique. Quinze ans plus tard, c’est peu dire que l’enthousiasme et l’optimisme de Michel Serres ne sont plus de mise. L’IA s’apprête à nous remplacer dans toute une série de tâches, les profils algorithmiques nous calculent dans nos moindres faits et gestes en même temps que les réseaux sociaux pulvérisent l’espace public, avec leurs bulles informationnelles et leurs fake news. Comme l’a souligné le neurologue Lionel Naccache, loin de la Cité éclairée rêvée par le philosophe, le monde numérique ressemble davantage à un cerveau en proie à un accès d’épilepsie, ces crises produites en nous par un excès d’information et qui rendent l’expérience humaine indifférenciée.
Cynthia Fleury a proposé d’interroger le harcèlement scolaire et médiatique comme le retour, chez les jeunes, de l’ancienne notion romaine de la dignitas, la visibilité publique de la personne, plutôt que sa dignité intrinsèque. Tandis qu’Étienne Klein se demandait comment on pouvait conserver le “goût du vrai” à l’heure de la fragmentation de l’espace public en petits “chez-soi” idéologiques. Au-delà de l’état des lieux de la société numérique, Daniel Andler a invité à redéfinir l’intelligence humaine, toujours située et attachée à un corps, par rapport à l’intelligence artificielle. Tandis qu’Antoinette Rouvroy se demandait comment préserver la politique au sens de l’ouverture à l’indétermination radicale de la vie sociale, telle que théorisée par Claude Lefort, dans un monde de plus en plus régi par la gouvernance algorithmique. C’est par peur de l’avenir, a précisé Miguel Benasayag, que nous sommes tentés de déléguer à l’IA une large part de nos activités, comme si nous voulions réinjecter du déterminisme dans nos vies, en les rendant prédictibles – ce à quoi le mathématicien-philosophe Gilles Dowek a opposé que les algorithmes, loin de fonctionner au déterminisme, étaient régis par une logique non déterministe. Laurence Devillairs, spécialiste de Pascal a alors lancé, devant la crainte de voir ChatGPT inonder les classes…et les espaces de travail : “Celui qui fait la machine fait la bête.” Plus concrètement, leur a demandé le public, faut-il arracher les portables des mains des Petites Poucettes pour préserver notre liberté ? Non, ont-ils répondu en chœur. Car ce n’est pas en faisant la police du corps et des esprits, de manière disciplinaire, qu’on éduque les individus. Suivant la leçon de Spinoza, a conclu Benasayag, c’est en permettant à chacun d’exercer une plus grande puissance d’agir et de sentir – ce qui peut impliquer de laisser tomber le portable – qu’on suscitera le désir de ne plus se laisser coloniser par les machines. Bref, tous les intervenants s’attachèrent à dégonfler les fantasmes liés à l’IA tout en mesurant la profondeur des transformations en cours et l’urgence des résistances à mettre en place. De leur côté, les Petites Poucettes (et Poucets) ne cessèrent de prendre la parole au cours de ces échanges – celles d’hier, qui ont trente ans dorénavant, mais celles d’aujourd’hui également, qui sont au collège ou au lycée. Et leurs interrogations ont mis en évidence une chose : les jeunes sont les premiers à avoir le désir de s’émanciper des nouvelles servitudes volontaires… auxquelles ils ne cessent par ailleurs de succomber. De ce point de vue, la Petite Poucette va bien ! Elle n’a pas l’intention de déléguer aux machines sa capacité de penser ce qui lui advient. »
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